Ma rencontre avec Polipoterne
Polipoterne : « Il va te falloir allumer le lustre du salon gamin ! »
Moi : « C’est vrai, la lecture de mon magazine est fatigaaanteuh »
Polipoterne : « et tu ne sens pas des gargouillis dans ton ventre ? »
Moi : « C’est vrai, et depuis un bon moment ! »
Polipoterne : « ca s’appelle la faim »
Moi, grimaçant : « t’es trop balèze ! C’est ça, j’ai une putain de dalle ! »
Polipoterne : « Eh oh ! Ce n’est pas parce que tes parents sont absents que tu peux te permettre ce langage ! »
Moi : « Oups ! »
Polipoterne : « Ce n’est pas la réaction que j’attendais, Tu aurais dû me poser une question là ! »
Moi, cherchant : « Euh, j’ai juste faim, pas envie de poser des question à un fantôme »
Polipoterne : « pense bien à ton ventre quelques secondes »
Moi : « Oui, pourquoi ai-je faim ? »
Polipoterne : « Tu es sur la piste là »
Moi : « J’ai faim parce que y a pas à manger »
Moi, rajoutant : « maman n’est pas là ! »
Polipoterne : « Et… ? »
Moi, m’éclaircissant : « Et… que c’est l’heure de manger ! »
Polipoterne : « Et, maman n’es pas là »
Le monde m’absorbe, j’ai même plus mes cinq ans, même plus la moitié de la moitié. J’espérais, peut-être, à ce moment là, je ne m’en souviens plus, un placenta bien chaud. Non pas pour remplir mon estomac, mais pour me sentir en sécurité, enrobé, enveloppé, encouetté dans une chair apprise.
Moi, collé à la fenêtre : « Il fait nuit, elle devrait être là »
Polipoterne : « ta sœur est absente aussi »
Moi : « Oui, elles devaient être à la maison, avec moi »
Polipoterne : « ben non, t’es tout seul »
Moi, embuant les vitres : « Elles sont où ? »
Polipoterne : « Je n’en sais rien, souviens toi »
Polipoterne : « Quand elles sont parties, que t’ont-elles dit ? »
Moi, fermant les yeux : « On revient »
Polipoterne : « Soit plus précis »
Moi, toujours aveugle : « On va voir tata Jacqueline, tu viens ? »
Moi : « Et j’ai dit que j’avais mon Pif gadget à lire »
Polipoterne : « Oui, c’est jeudi, pas d’école et ton magazine disponible au magasin »
Moi : « Pour une fois que je peux monter le gadget tout seul, je devais rester là »
Polipoterne : « Tu es resté tout seul toute l’après-midi, mais il fait nuit maintenant »
Polipoterne : « Combien de temps il faut pour rentrer d’Ales ? »
Moi : « Papa met moins longtemps que maman, mais au moins une face de la cassette de Pierre PERRET »
Polipoterne : « Et Pierre PERRET ne chante jamais la nuit ! Hein ? »
Moi : « C’est vrai, je ne l’ai jamais entendu quand il faisait nuit »
Polipoterne : « il y a un problème là »
Moi, ouvrant les yeux : « Oui »
Les larmes coulent, je suis un poisson collé aux parois de l’aquarium, une ventouse embrassant la vitre de la porte fenêtre, un phare fouillant l’obscurité en espérant ne pas trouver d’épaves. Je me souviens de ce documentaire parlant d’éclipses qui assombrissaient le jour.
Moi : « Il n’est peut-être pas si tard ? »
Polipoterne : « Tu sais lire l’heure, va voir la pendule dans la cuisine »
Moi, courant : « C’est vrai ! »
Moi, affolé devant les aiguilles : « J’y comprends rien »
Polipoterne : « Allons, reprends-toi, la petite aiguille donne l’heure »
Moi : « Oui, mais je ne l’ai jamais vu si loin le soir »
Polipoterne : « Rappelle toi, c’est comme le matin, sauf que c’est le soir »
Moi : « huit heures et quinze minutes »
Polipoterne : « vingt minutes, et c’est huit heures du soir, de la nuit même »
Moi : « faut faire quoi ? »
Polipoterne : « Tu n’as pas des consignes pour ce genre de situation ? »
Moi : « des bouteilles vides ? »
Polipoterne : « Concentre toi, tu veux bien ? »
Polipoterne : « Tu dois faire quoi quand tu te retrouves tout seul et que tu as besoin de quelque chose ? »
Moi : « Demander à maman ou papa »
Polipoterne : « Sinon ? Les voisins peut-être ? »
Moi, récitant une litanie : « Si un jour on n’est pas là, et que tu as besoin de quelque chose, va voir les voisins »
Polipoterne : « et lesquels ? »
Moi, me souvenant d’une phrase de ma mère : « N’importe qui, sauf les Charrons, c’est des cons ! »
Polipoterne : « M’ouais, Allons chez les Vanel alors »
Les Vanel, ce sont les plus proches voisins après les Charron. Les Vanel, avec leur chien aussi minuscule que bavard. Les Vanel, qui m’accaparent dès qu’ils le peuvent pour jouer avec les enfants qu’ils n’auront jamais, dans la salle de jeux silencieuse, dans la cabane du jardin sans cachettes, dans le jardin aux balançoires figées.
Moi : « Ben les Vanel, c’est risqué »
Polipoterne : « Pourquoi ? »
Moi : « Parce que si je vais chez eux et que maman et papa reviennent pas, ils vont vouloir me garder »
Polipoterne : « Ton père revient tous les vendredis soirs, ça ne ferait qu’une journée »
Moi : « Et maman doit être là tous les soirs et elle n’est pas à la maison »
Moi : « Et si papa faisait pareil ? »
Polipoterne : « Tu verras bien demain »
Moi, souriant: « J’ai trouvé ! Je vais allumer toute les pièces de la maison, ça fera une grande lumière et maman et Christine retrouveront la route »
Polipoterne : « Et tu vas te faire gronder quand elles rentreront »
Moi : « Je ne me fais jamais engueuler quand je pleures d’abord ! »
Polipoterne : « allume tout alors »
Polipoterne : « Et surveille ton langage ! »
Je cours dans les escaliers, j’allume les chambres, la salle de bain. Je redescends, j’éclaire la cuisine, les WC, le salon, le couloir d’entrée, l’extérieur de la porte fenêtre.
Je me colle à la vitre, mais n’y voit plus rien, trop de lumière renforce la nuit.
Tellement de lumière, que je n’ai pas vu la 2CV se garer devant et ma mère et ma sœur entrer.
Dans les bras de toutes deux, je ne cherche qu’à entendre les voix. Je ne cherche même pas à comprendre les problèmes techniques de la voiture, des phares morts qui n’ont plus la fonction d’ouvrir la route et du retour Ales-Bagnols sur Cèze en nocturne à dix kilomètre heures.
Je pleure pour ne pas me faire engueuler d’avoir tout allumé, je souris de ne pas vivre chez les Vanel, je suis fier d’être le gardien du phare, je serre fort de n’être plus seul.
Moi : « J’ai faaaaaaaaaaiiiiiiiimmmmmmmmmmmm !!!!!!!!!!!!!!!!! »