L'enfer, mais...
18h45, Marie Jeanne se hâte aux fourneaux, Son mari va rentrer des champs et poser ses bottes sur la table du salon en réclamant son pastis. Elle sait qu’il boira son verre en trois gorgées espacées de trente secondes. Elle aura donc une minute, à partir de la première lampée, pour assurer le service du souper. Après vingt années de mariage, elle est toujours aussi angoissée à appréhender les réactions de son époux. La température de la soupe, le dosage des épices, la fraîcheur du pain, la quantité de vin disponible, devront être aux convenance du maître de maison. Même si Marie Jeanne est consciente de son état d’esclave, les conditionnements perpétués par son mari dès les premiers jours de leur vie commune empêchent toujours la moindre réaction de la victime.
Marie Jeanne s’affaire, comme tous les jours pour que tout soit parfait, même si aucun repas ne le fut jamais au goût de son bourreau. C’était comme ça en cette époque, les femmes était agencées dès l’école primaire aux travaux ménagers et à l’obéissance. Quand aux hommes, l’autorité totale sur sa famille était gravée au burin sur le moindre neurone actif sitôt qu’il était constaté que le nouveau né possédait une paire de testicules.
La journée fut rude pour le seigneur de la ferme, les boeux avaient fait montre de trop de désobéissance, sans doute l’orage qui s’approchait, certainement l’âge qui s’avançait et la fatigue qui le rattrapait tous les jours un peu plus tôt.
La journée fut éprouvante pour le serf du châtelain, les légumes étaient trop durs ou trop blets, sans doute la cave qui accumulait l’humidité plus que de raison, certainement, l’usure du temps qui rendait douloureux les moindres efforts de ses mains saturées d’arthrose.
Peut-être est-ce la somme de toutes ces rudesses subies cette journée là qui occasionnèrent ce mouvement disproportionné, peut-être est-ce tout simplement l’accumulation des griefs, mais une fois que le Laguiole du mari fut planté dans la gorge de son épouse, les causes semblèrent après coup, bien peu importantes.
Gustave resta sans réaction, regardant le sang s’écouler de la blessure. Ce manque de réactivité aurait pu être attribué à l’incompréhension de son geste ou à son conditionnement de n’avoir aucune réaction vis-à-vis d’un meuble cassé.
Marie Jeanne réalisa immédiatement la proximité inéluctable de son départ. Elle ressentit de la peur, pas celle de ne savoir ce chemin et cette destination inconnue qui l’attendait, mais celle de se savoir ailleurs, loin de son mari.
A vivre en cercle fermé, qu’il soit de jeu ou de Dante, on accumule ses balises qui délimitent le vivable du néant.
Les derniers mots de Marie Jeanne ne furent pas transcendants ni philosophiques, ce furent juste des mots adaptés au dressage consciemment appliqué sur la linéarité de sa vie.
« Pardonne moi, viens avec moi »
Marie Jeanne sourit maintenant…
Ce sourire est apparu, quand, étrangement, le cercueil que transportait Gustave et trois voisins, échappa des quatre paires de mains, et cassa nettement la nuque du récent veuf.
Marie Jeanne sourit maintenant en épluchant des légumes toujours tendres.