Le kraken et sa chevalière
Sa main molle, flaque d'huile rance, se projette lentement vers mon abdomen, cherchant une réponse de ma main droite. Je ne le connais pas, mais déjà, je ne l'aime pas. Je regarde le mollusque qu'il me présente, le juge comme un animal nuisible dont le contact nuirait sans aucun doute à mon intégrité physique. Je vois cette chevalière accaparer la lumière ambiante avec des lettres en joyaux, je scrute les doigts bouffis qu'il a habillé d'une bague en 36, alors qu'il fait du 46/48, la chair boursouflée recouvre une partie des initiales, et je me sens comme ce bijou, en train d'étouffer. Je ne le connais pas, mais déjà, je ne veux pas le connaître.
Tout ça n'a duré qu'une infinité de temps pendant laquelle je ne me suis pas encore poser la question de savoir si la bienséance prendrait le pas sur la répulsion. Je m'accorde encore quelques infinités pour remonter le long du bras vers le visage de cet intrus qui se permet d'investir le mètre vingt de circonférence d'espace vital que je protège continuellement depuis ma prise de conscience du risque de côtoiement de l'humain. Si sa main est un mollusque, son visage est un kraken. La lumière du néon central réfléchi par la partie exposée de la chevalière illumine maintenant ses yeux. Je m'aperçois alors que sa notion du temps n'est pas la même que la mienne et que l'impatience et l'injure se dessinent en fines gouttelettes sur ses cernes qu'il tente d'atténuer par des cosmétiques vraisemblablement hors de prix. Je ne le connais pas, mais déjà, j'ai envie de fuir.
La sueur du calmar géant prend de l'ampleur, comme si il cherchait à reconstruire son habitat naturel. L'eau salée menace de remplir cette salle habillée de cuir et de luxe. Je ne demanderais que ça, transformer ce malsain écrin, mais je sais que dans son milieu aquatique, je n'aurai pas le dessus. Je ne le connais pas, mais déjà, je n'ai pas le goût de partager son univers. Raclements de gorges, puis une poussée de quelqu'un ou de quelque chose sur mon coude droit, expédie ma main vers la sienne. L'éponge se referme avidement, me secouant de haut en bas plusieurs fois, les yeux se plissent, la sueur sèche instantanément, la lumière se rallume, le contact est validé.
Il se présente, nom, prénom, qualité...
Je m'annonce, nom, prénom .
Les rires gras, soulagés de cet incident évité in extrémis, fusent, trop forts, incongrus. Les battements de mon coeur recouvrent rapidement les autres sons et bruits environnants. Je tremble, fléchis et me sauve.
La tête entre les mains, je me regarde, je cherche à me comprendre et ne me comprend pas.
Qui était cet homme ? que me voulait-il ? Pourquoi suis-je couché dans ce cercueil ?
Allez, à trois, je me lève...