Le marcheur
La ville est sa demeure, chaque quartier une pièce de sa maison et chaque poubelle, un meuble. Il marche, de pièces en pièces, jour et nuit, ayant pour principal activité la fouille minutieuse de son mobilier.
Les couloirs de bus longent ses chambres numérotées aux vitrines placardées de publicité, les porches des ruelles sont autant de toilettes. Son toit fuit à chaque pluie, mais il n’en a cure, les averses transforment l’endroit où il se tient en immense salle de bain. Les chaleurs d’été le cuisent sans concession, mais il ne montre aucune gène, il savoure un sauna à l’échelle d’un petit désert. Le froid de l’hiver le transperce avec violence, mais il supporte les coups de poignard, il est explorateur d’une banquise dont les autres ombres sont des pingouins.
Il porte comme seule peau un long manteau qui devait être vert à l’origine du temps. Manteau tantôt d’été, comme un maillot de bain laissant s’infiltrer la fraîcheur. Manteau tantôt d’hiver, comme une parka interdisant les agressions charnelles. Manteau tantôt léger, comme une fougère synthétique rejetant de l’oxygène.
Il est greffé à une hotte assortie à sa peau olivâtre, qui contient ses trésors. Sa télévision, sa voiture, son réfrigérateur sont des boîtes jetées en vrac et qui brinquebalent contre ses omoplates. Notre superflus est son essentiel et notre primordial lui reste inconnu.
Il ne s’arrête longtemps que devant chacun de ses meubles, pour ranger les excès de son sac et récupérer ses besoins. Si on reste discret, il nous laisse le droit d’assister, de loin, à ses protocoles d’échanges. On le voit vider sa besace de billets de banque offerts par les pingouins pensant que ceux-ci avaient de la valeur pour lui. On le voit récupérer de l’aluminium enveloppant des restes de nourriture jetés par des ventres trop pleins. On ne sait pas si il achète les déchets par peur de les voler, ou si il considère que ces papiers illustrés de ponts et de chiffres ont moins de valeur que celui qui est argenté. Mais pour lui, l’échange est valable, les poubelles se gavent d’argent indigeste, et son sac thésaurise de l’énergie pour continuer d’avancer.
Le seul contact qu’il établit avec les autochtones se fait subrepticement, il consiste à se planter devant vous, les yeux fixés sur votre menton, et à poser l’index et le majeur légèrement écartés devant ses lèvres masquées par sa barbe rigide. On comprend vite qu’il a besoin de charbon pour continuer son errance dans son immense résidence. Alors, celui qui a ce carburant, ne manque jamais de lui donner une cigarette. Il l’a met sur son oreille droite, par pudeur de fumer chez lui en présence d’autres personnes, et se retire sans un mot.
Tous ceux qui osent le voir et savent le regarder derrière la crasse, le connaissent comme le marcheur. Il est dit en ville que le peu de temps où il s’assoit, la mort court vers lui et qu’elle peut vous attraper au passage. Alors, les yeux se détournent quand un banc est occupé par une personne pouvant être lui, pour le suivre longtemps quand il déambule devant vous.
Il se dit aussi que la ville s’éteindra avec lui.